Alimentation chez les Sans Domicile fixe

Publié le par Solidarité , Paix et Développement

La recherche de la nourriture

7Les SDF, nous l’avons dit, sauf cas exceptionnel, ne peuvent faire la cuisine faute de logement. C’est là la première différence entre leur alimentation actuelle et celle qui était la leur avant leur errance, lorsqu’ils vivaient en famille. Cette impossibilité de préparer et cuisiner des aliments les différencie des sous-prolétaires, des nouveaux pauvres, des ouvriers smicards ou des chômeurs. Chez les familles sous-prolétaires les plus pauvres, consommant des nourritures bon marché, l’accroissement de la pauvreté entraîne une diminution des quantités et même une raréfaction des repas.

8Au dernier degré de la misère, les SDF clochards, s’ils font deux heures de manche chaque jour pour s’acheter du vin (Gaboriau, 1994), se procurent de la nourriture de deux manières : l’achat d’aliments avec une partie de la recette de la manche, le recueil de restes alimentaires dans les sacs poubelle, en particulier ceux des restaurants ; ils « refusent » tout autre moyen de se procurer de la nourriture.

9À un moindre degré de misère, les SDF font la manche pendant de longues heures chaque jour, demandant des secours en argent aux passants, rarement à des organismes publics, pour acheter leur nourriture (pain, charcuterie, vin). Même certains de ceux qui fréquentent les cantines et les soupes populaires sont aussi amenés à s’acheter des aliments en faisant la manche ou grâce à l’argent gagné en faisant un petit boulot.

10S’ils ne font pas la manche et s’ils ne disposent pas d’un petit boulot, les SDF recherchent des lieux où ils pourront se procurer de la nourriture. La liste de ces lieux, sur lesquels nous reviendrons, ne leur est pas fournie par un annuaire (il existe pourtant, mais n’est pas diffusé), mais par le bouche à oreille. Ainsi parviennent-ils à se faire nourrir dans ces cantines et soupes populaires que les services publics et des associations caritatives font fonctionner.

11Au moment de leur fondation, les Restaurants du Coeur distribuaient seulement de la nourriture non apprêtée, en particulier de la viande et des légumes crus. Ces aliments étaient donc interdits de fait aux SDF qui n’avaient aucun moyen de les cuisiner. Aujourd’hui, les Restaurants du Coeur ont compris leur erreur qui excluait les SDF et leur proposent des repas tous prêts.

12Les SDF qui viennent à Emmaüs sont nourris en contrepartie d’une participation au travail de recueil, de tri et de présentation des objets et meubles que la communauté Emmaüs se charge d’aller chercher chez les particuliers. Dans les centres d’hébergement ils doivent rechercher du travail à l’extérieur.

13Enfin les SDF ayant été embauchés pour un travail temporaire sont parfois nourris sur ce lieu de travail. Ceux qui bénéficient provisoirement de l’hospitalité d’une association caritative sont nourris sur place.

14Pas plus qu’ils n’ont le choix de leur résidence ou de leur travail, les SDF ne peuvent choisir leur nourriture. Même pour ceux qui l’achètent, elle leur est imposée, soit parce qu’ils ne peuvent se payer autre chose que le moins cher, soit parce que le menu est fixé par le service ou l’association d’accueil.

Le contenu de la nourriture

15La base de la nourriture des SDF, quels qu’ils soient, lorsqu’ils ne sont pas reçus dans les réfectoires des services publics, des associations caritatives et des centres d’hébergement, est le pain, la charcuterie à bas prix (salaisons) et le vin de la dernière catégorie (souvent trafiqué à base d’alcool et de colorant), c’est-à-dire les nourritures les moins chères.

16Les clochards font une consommation très abondante de vin : comme le montre P.Gaboriau (1994), elle représente la plus grande partie de leur budget. Les autres SDF, contrairement au stéréotype, ne sont pas nécessairement alcooliques.

17Ceux qui fouillent les poubelles, « en général des clochards », se nourrissent de détritus, la manche leur servant la plupart du temps à se procurer du vin.

18Dans les soupes populaires et les cantines des associations caritatives, les SDF mangent, par exemple, une tranche de corned‑beef sur une assiette de haricots. D’autres auteurs notent la fréquente réapparition de poissons panés, de purée, de yaourts et de fromage fondu.

19En revanche les menus servis dans les centres d’hébergement et les communautés Emmaüs sont abondants et variés. Par exemple un repas de midi servi dans une communauté Emmaüs se compose d’une entrée (betteraves, légumes divers), d’un plat de viande (boeuf, porc, viande hachée) avec des pommes de terre ou des haricots verts, d’un dessert (fruit ou entremet). La boisson est de l’eau, parfois du jus de fruit. Des régimes sont prévus pour ceux qui sont en mauvaise santé, mais ils ne sont pas toujours suivis.

20On le voit, la nourriture varie avec les degrés de la misère. À première vue, on pourrait dire que, dès qu’ils sont accueillis (Emmaüs ou centres d’hébergements), les SDF sont correctement nourris. Cependant, répétons-le, dans les lieux d’accueil les menus sont imposés. Ceux ou celles, qui n’aiment pas tel plat sont obligés de le manger sous peine de n’être pas nourris. De la même manière, à un degré plus avancé de la misère, dans les soupes populaires et les cantines, le menu n’est, semble-t-il, guère appétissant et aucun choix n’est possible : il faut se contenter de ce qu’on sert. Jean‑Luc Porquet (1987), faux SDF, le rappelle : « Mon estomac me dit que ça ne passera pas». Mais il pouvait aller manger ailleurs !

21Que dire de ceux qui, dans la misère noire, se nourrissent de pain, de charcuterie et de vin ? La panoplie des choix est encore plus restreinte que précédemment. C’est au fond leur liberté individuelle qui se trouve, sur ce point, radicalement mise en cause. On ne retrouve le choix, mais marqué par l’excès, que dans la possibilité, pour les clochards, de choisir dans les sacs poubelle les détritus qu’ils veulent manger et de privilégier, dans leur budget, l’achat du vin.

Les lieux et les modes d’alimentation

22Faut-il rappeler que, pour la plupart des SDF, quelle que soit leur origine sociale, avant l’errance le lieu de consommation de la nourriture était l’habitation et le mode d’alimentation consistait en aliments préparés et/ou cuits, pris à table, seul ou en famille, le contenu et la quantité de la nourriture pouvant varier ?

23Devenus des errants, les clochards se réfugient sur un banc du métro, dans un garage, dans un recoin où ils cherchent à s’abriter, par exemple dans un carton qui leur servira à dormir, comme devant la gare Saint-Lazare. Là ils se nourrissent de sandwichs, buvant à la bouteille. Il en est de même, sur les bancs du métro, pour les SDF dans la misère noire qui s’alimentent par achat de nourriture.

24D’autres lieux apparaissent quand les SDF fréquentent les soupes populaires, les cantines de l’Armée du Salut ou des lieux d’asile. Il peut s’agir de restaurants, comme celui de la rue de l’Orillon à Paris, tenu par des aides d’une salutiste, ou ceux du Secours Catholique, ou la Mie de Pain, ou les réfectoires organisés par les municipalités. Certes, ces lieux qui accueillent les SDF leur permettent de manger à table avec des couverts ; mais souvent, ils les entassent autour d’une grande table, sans se soucier de leur désir de se retrouver en petit groupe, ou même de demeurer seul. On retrouve cette manière de procéder quand leur sont offerts des moyens de dormir.

25Chez Emmaüs et dans les centres d’hébergement, même si le menu est imposé, la liberté, s’agissant de la façon de consommer la nourriture, est respectée. Le lieu est lui-même libre et peut être quitté en cours de repas pour des raisons qui échappent à la discipline et qui tiennent par exemple au fait qu’on n’a pas ou plus faim. La disposition des tables de quatre personnes au maximum, la décoration, l’ambiance sont différentes de celles des soupes populaires ou des cantines qui, toujours, prétendent répondre à l’urgence.

26Nous citerons en dernier un lieu et un mode de consommation peu pratiqués, bien qu’ils existent encore : ceux inventés par l’Armée du Salut, au moins à Paris. De grandes marmites de soupe sont préparées et transportées aux carrefours de la ville, posées sur des trépieds : des bols de soupe chaude sont ainsi servis aux SDF. Lors de ces distributions de soupe, certains parents restent parfois en retrait, envoyant leurs enfants (Amstani, 1993).

27Lieux et modes de consommation de la nourriture ne varient donc qu’en fonction du « choix » des SDF : soit se nourrir eux‑mêmes par l’achat de nourriture, soit fréquenter les établissements qui peuvent les accueillir. Dès qu’il y a accueil, il n’y a pas de différence avec le reste de la société : on mange chaud et à table ; ce qui peut varier, c’est la décoration et la disposition des tables, une manière de respecter ou non une certaine liberté des SDF. Dire que ce qui compte c’est uniquement ce qu’ils ont dans leur assiette, comme cela a été dit, témoigne du discrédit accordé aux moeurs et manières de table, ou à ce qu’il en reste, de ceux (et de celles) qui sont dans la misère.

28Ce bref aperçu sur l’alimentation des SDF n’a pas pour but de répondre totalement aux questions posées. Il veut simplement montrer la spécificité de l’alimentation des SDF due à la misère qui n’est pas seulement misère économique, mais misère sociale, psychique, culturelle, morale. C’est, là aussi, leur humanité qui est mise en cause par eux-mêmes et par la société où ils vivent.

http://jda.revues.org

 

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